Je ne suis pas né avec un ballon au pied, mais j’ai grandi avec un dans la tête. Petit, après l’école, durant les week-ends, au printemps, en été, en automne, en hiver, nous jouions au football avec les copains du quartier. Nous pouvions être quatre ou quarante, nous jouions. Un arbre et une bouche d’aération faisaient un but de fortune, un espace vert traversé par un chemin de bitume hébergeait nos plus grandes victoires et, tout autour, les immeubles formaient notre arène. Nous inventions des gestes fous, réalisions des prouesses héroïques dont nous parlerions pour des jours, des mois, des années !
Dans le même temps, j’ai pris une licence en club et j’ai pris goût à l’odeur du vestiaire, étrange fragrance de sueur et de gazon humide gorgée de tension et de testostérone ; goût aux équipements, à enfiler des crampons, un maillot, le représenter ; goût à jouer en équipe, à tenir un poste, à faire partie d’un tout bien plus grand que soi ; goût à la victoire, aux gloires anodines et aux défaites indélébiles. Le foot me vidait la tête, me faisait un bien fou. Le foot, c’était l’exaltation du quotidien.
Le virus, je le dois à mon père. C’est lui qui me l’a transmis, tout petit. J’ai partagé ses emportements devant Caen – Saragosse ou France – Bulgarie, mais aussi sa joie en 1998 ou 2000. Je n’avais le droit de veiller que les soirs de match. Je collectionnais comme chacun les images Panini, connaissais par cœur chaque équipe de D1 et, à l’école, aucun Chirac ou Mitterrand n’égalait en aura Romario ou Cantona.
Le football, c’était ma vie. Et à la maison, le football, donc ma vie, c’était avant tout le Stade Malherbe Caen. Avec mon père nous étions abonnés et, durant les années 90, nous avions ce rituel, un samedi soir sur deux, du match à d’Ornano. Nous garions la voiture le long du Boulevard Detolle et nous joignions à la foule affluant de par toutes les artères de Venoix. Le stade, ça se vit dehors comme dedans. Les odeurs de gitane mêlées de friture, les éclats de voix desquels transpirent une excitation mal contenue, le plaisir d’entendre aux abords de l’enceinte les travées gronder à l’approche du coup d’envoi…
J’étais de toutes les montées et toutes les descentes. J’étais présent lorsque nous n’étions plus que trois mille à peine mais aussi lorsque nous communions à vingt mille. Je me suis égosillé dans ce stade à en perdre la voix, j’ai laissé ma passion l’emporter à en perdre la raison et mes mains prouvent qu’en mes veines coule un sang rouge et bleu. Quand il faisait -10°C, qu’il pleuvait, qu’il ventait, que l’équipe était mauvaise comme jamais, j’étais là.
Je ne suis pas un ultra, encore moins un hooligan.
Je suis un supporter. Je n’ai jamais été membre d’aucun kop mais j’ai souvent assisté aux matchs en Pop B. Je n’ai jamais fait les déplacements mais j’étais toujours devant la télé. Je ne reprends les chants que quand ça me chante et j’ai du mal avec la vision régressive et romantique du football de ceux qui se revendiquent des ultras. Même, détestant la violence, j’ai toujours eu du mal avec le climat délétère que certains voulurent imposer. Alors quand les premières fouilles ont été imposées, je n’ai pas bougé ; quand les ultras ont commencé à être parqués, je n’ai pas bougé ; quand parmi eux certains ont été surveillés, fichés et que leurs libertés ont été entravées, je n’ai pas bougé. Il s’agissait de ma sécurité.
Ah, la sécurité ! Que n’est-on prêt à faire pour se sentir en sécurité ? La première chose que l’on fait, c’est de ne rien faire. On ferme les yeux. On accepte tranquillement qu’une minorité paye le prix de la tranquillité de tous parce qu’après tout, elle l’a bien cherché. Quand bien même dans cette minorité il en est qui n’ont rien fait, ceux-là n’ont en vérité pas encore fait. Et s’il s’en trouve même qui jamais rien ne feront, ceux-là ont choisi leur camp, tant pis pour eux. Ils se sont eux-mêmes condamnés.
Et puis un matin, on se réveille et l’on apprend que les supporters sont visés. Les ultras avaient prévenu, car eux avaient lu les arrêtés préfectoraux, avaient publié des communiqués, avaient tenté des actions en justice, avaient protesté, manifesté, scandé leur colère sans jamais être écouté. La minorité, ce ne sont pas les ultras mais les amateurs de football. Et parmi les amateurs de football, la frange à bannir ce sont les supporters. En chantant avec les ultras, en affichant les mêmes couleurs, en les soutenant parfois, ils se sont eux-mêmes condamnés.
Mais c’est absurde me direz-vous. Un ultra n’est coupable de rien si ce n’est de trop aimer son club, alors un supporter ! Mais à quoi bon dissocier ? Un ultra, qu’est-ce d’autre qu’un supporter qui se serait radicalisé ? Oh la pente glissante… Par bien des points, et notamment sur la façon qu’il a de structurer toute une existence comme je l’ai montré dans mon propre cas, le football est plus qu’un jeu, plus qu’un sport : c’est une religion. En fait, j’étends ici la démonstration faite hier dans les Cahiers du Football que le football est à l’avant-garde de ce qui sera ensuite appliqué à la société civile, particulièrement en matière de répression. Ficher, juger, condamner, parquer, emprisonner avant qu’un crime ne soit commis, c’est le monde de Minority Report. Minority Report, ce n’est plus de la science-fiction : c’est aujourd’hui.
Je suis un supporter. Tout le monde sait que j’aime le Stade Malherbe. On me félicite les lendemains de victoire et l’on me chambre les jours de défaite. Je l’ai toujours revendiqué mais ça me fait tout drôle d’en prendre conscience. Je suis un supporter.
Je n’ai jamais commis de crime ni de délit, d’ailleurs mon casier judiciaire est vierge. Je ne suis pas membre de We Are Gangsters mais de We Are Malherbe, une association de supporters, pas de malfaiteurs. Ma plus grande folie fut de participer à l’écriture d’une encyclopédie sur mon club, pas de caillasser un bus adverse ou prendre part à un fight. D’ailleurs, je m’exprime ici librement sur Radio Phénix, une radio locale et non pirate. Qu’ai-je donc véritablement commis de mal en tant que supporter pour être ciblé ?
Rien. Je comprends seulement à présent que le football s’est vendu et ne s’appartient plus. Je suis simplement membre d’une minorité forte contre laquelle il était facile de mobiliser une majorité impuissante. Je me suis de bon gré laissé segmenter. C’est via ce segment de moi que l’on a restreint mes libertés.
Souvenez-vous que le football est à l’avant-garde.