Seul face au miroir, son reflet ne le laissait pas de glace tant il donnait corps aux mois passés, à huis-clos, non pas à tester les conséquences esthétiques d’une alimentation discutable, ce sont les risques du métier, mais à avaler des couleuvres, encore et encore, tandis que le monde confiné soignait sa dépendance au football. Tout en resserrant son nœud de cravate, Fabrice tâta machinalement ses joues, rasées de près pour une fois, pour l’occasion, pour donner l’illusion de la fraîcheur, de la vitalité, cependant que son visage tout entier demeurait prisonnier de la gravité, des paupières tombantes à son sourire inversé. Quelqu’un sonna à la porte. Fabrice se donna une contenance, il était temps d’y aller.
Dehors, contrairement à la semaine précédente, le soleil peinait à sortir de sa léthargie post-Covid et de lourds nuages masquaient l’été timoré, craintif d’un nouveau gel annoncé. Une berline sombre stationnait dans la rue, moteur allumé, prête à partir. Fabrice s’installa à l’arrière où Arnaud l’attendait. Le chauffeur démarra immédiatement pendant que les deux hommes se saluaient fraîchement. L’ambiance, glaciale, ne devait rien à la météo, ni à leur relation, au demeurant excellente, elle trahissait l’angoisse d’une journée qui les faisaient frissonner.
La campagne normande se perdait en grisaille par-delà les vitres du véhicule et n’offrait plus aux yeux des deux hommes ce qu’Arnaud, il est vrai plus contemplatif une semaine plus tôt, avait alors qualifié de chef-d’œuvre défilant de Monnet. Un rayon de soleil frappant au cœur la morosité sortit Fabrice de ses pensées, il adressa alors pour la première fois la parole à l’autre passager :
– Bon, on revoit les chiffres?
– Vraiment? s’étonna l’autre, un brin lassé. On les connaît les chiffres Fab, on les a revu jusqu’à trois heures ce matin.
– Et alors? s’agaça Fabrice. On n’a pas le droit à l’erreur, rien. Walou. La semaine dernière c’était un miracle, cette fois on nous attend au tournant.
Le ponte de chez Mc Donald’s, habitué à vaincre la concurrence sur la plus petite des marges, ne pouvait supporter l’à peu près. Réviser son sujet, encore, toujours, surtout ne jamais mépriser les bénéfices tirés du moindre petit calcul. Il ne restait plus que quelques heures avant l’ultime passage devant la DNCG, le grand oral qui allait sceller le sort du Stade Malherbe. Depuis qu’il était devenu président, tout allait de mal en pis. Après avoir risqué sportivement la relégation en National, voici que se profilait la menace d’une rétrogradation administrative du fait d’une gestion financière calamiteuse largement héritée de la présidence hasardeuse de son prédécesseur.
– Ecoute Nono, si ça te fait chier c’est pas grave. File-moi le dossier.
– Tiens, attrape… soupira Arnaud. Pourquoi s’emmerder? De toutes façons, c’est PAC qui va gérer l’affaire.
– Il faudrait 2 PAC pour que ça cesse d’être le Bronx.
– Au moins il efface la dette. Mieux vaut un unique actionnaire en Capton que pleins d’actionnaires en carton.
– T’es en forme, sourit Fabrice, t’en as préparé d’autres comme ça pour les vautours?
Arnaud se renfrogna. Personne ne le prenait réellement au sérieux et certainement pas son ami et président. Il présentait bien, voilà la raison de sa présence, sans quoi Tanguy aurait coulé avec le reste du drakkar. Paris approchait alors que Fabrice demeurait mutique, le nez dans son dossier. Arnaud tenta une dernière idée :
– On pourrait tenter l’actionnariat populaire, qu’est-ce que t’en penses?
Le président leva le nez de son classeur et fixa son interlocuteur avec un regard amusé teinté de rage:
– Tu te fous de ma gueule? T’as décidé de dire que des conneries aujourd’hui?
– C’était juste une idée, comme ça. Désolé…
– Nan mais tu le sors d’où ton actionnariat populaire? Tu te vois là, maintenant, dégoter quinze mille actionnaires en moins d’une heure? Réveille-toi bordel!
Cette fois le directeur général ne pipa plus mot jusqu’au passage devant la commission. Fabrice s’en voulait d’avoir usé de mots si durs mais l’attitude de son collaborateur en de telles circonstances l’exaspérait autant qu’elle le désarçonnait. S’il ne revenait pas à lui très vite, le club du troisième âge allait très vite creuser leur tombe.
Il ne vit pas le paysage s’urbaniser au dehors et fut presque surpris lorsque le véhicule s’arrêta à bon port. Bien qu’il goûtait fort ces affrontements au cordeau, cette fois le ventre lui piquait, ses jambes étaient engourdies et, la gorge asséchée, il peinait à pleinement inspirer en montant les escaliers. PAC les attendait devant la salle où aurait lieu l’audition, vêtu d’un costume cintré et impeccablement coiffé. De toute évidence, celui-ci s’était réveillé fraîchement dans son appartement parisien ce matin… Il était accompagné d’un homme d’un certain âge, c’est à dire plutôt vieux, dont le soin discret mais général porté à la tenue trahissait le niveau social. Il n’est pas du genre à bouffer des Big Mac celui-là pensa Fabrice, qui salua les deux hommes :
– Bonjour Pierre-Antoine, ça va? Et bonjour… Monsieur…?
– Fabrice, Arnaud, je vous présente Monsieur Sauveur.
– Ha! Ha! Ha! s’esclaffa la président. T’entends ça mon Nono? Monsieur Sauveur! Vous vous êtes passé le mot ce matin pour me faire chier avec vos blagues de merde? rugit-il.
Le DG demeurait interdit cependant que le nouveau venu, d’une voix basse mais pleine d’autorité, répondit :
– Monsieur Clément, nous ne nous sommes jamais rencontré mais je vous connais bien. Je représente un collectif d’actionnaires désireux d’investir massivement dans le Stade Malherbe de Caen.
– Vous me connaissez bien? Qui représentez-vous exactement?
– Je représente le Fonds Du Trou, je suis certain que ce nom vous évoque quelque chose.
– Messieurs, entrez s’il vous plaît, les interrompit une voix éraillée depuis la salle d’audition.
Fabrice Clément, dont la carrière d’entrepreneur reposait sur la franchise s’était finalement révélé incapable d’admettre ce que Pierre-Antoine Capton, beaucoup plus lucide, exposait devant la commission de la DNCG :
– Ce matin, j’étais au fond du trou. Je n’avais réussi à rassembler les fonds et les garanties nécessaires au rachat du club et à sa solidité financière. En l’admettant, je me suis souvenu d’une rencontre avec M. Sauveur il y a quelques mois lors d’un dîner à Bercy et de son fonds d’investissement au nom si particulier. Je l’ai donc contacté et je me suis retrouvé cette fois bien concrètement au Fond Du Trou.
– Le Fonds Du Trou est l’interlocuteur privilégié des entreprises en détresse, expliqua M. Sauveur. Bercy et un certain nombre de sociétés cotées du CAC 40 font partie de notre portefeuille, quelques grandes banques aussi suite à la dernière crise financière. Concrètement, les créanciers du club nous doivent beaucoup d’argent, de même que le groupe Carrefour qui a pas mal besoin de nous en moment. Nous leur avons proposé le deal suivant : pour les créanciers, ils effacent la dette du club et nous effaçons d’autant leur dette envers nous et, pour Carrefour, tout l’argent que le groupe investira dans le club sera autant de dette effacée envers nous. Enfin, M. Capton dispose des fonds nécessaires pour racheter à bon prix une majorité des actions du club.
L’auditoire tout entier demeurait silencieux, abasourdi. Tout juste demanda-t-on « pourquoi? » parmi les membres de la commission.
– Le Fonds Du Trou a une mission de redistribution envers ses plus fidèles associés, ceux qui encaissent année après année, et les supporters du Stade Malherbe ont beaucoup encaissé. Perdre un tel vivier reviendrait quelque part à hypothéquer notre avenir. Avec le trésor de désespoir accumulé par eux, je crois que l’investissement pourrait atteindre les cent millions d’euros par an sur dix ans. Je pense donc que nous ne nous reverrons pas avant disons… onze ans? Voici toutes les garanties nécessaires.
PAC sortit d’une pochette un ensemble de documents qui semble faire grand plaisir à son auditoire âgé et dès lors agité. Puis M. Sauveur se retira, rapidement suivi de PAC et du DG qui craignait la réaction du président. Ce dernier restait debout un long moment, hébété, pensif, heureux enfin, lorsqu’il entendit le verdict.
Dehors, il retrouva les trois autres qui lui apparaissaient maintenant bien complices. Tous arboraient un sourire tout à la fois satisfait et moqueur. Fabrice voyait bien la tournure que prenait sa présidence, on dirait que pour sauver le club il avait fallu taper dans le fond du trou, que tout ça était bien curieux parce que le trou normand est un trou sans fond ou pire, on ferait quelques calambours douteux impliquant une célébrité belge. Qu’importe, le club était sauvé!
Ce serait donc ça, à Malherbe, les débuts de l’actionnariat populaire.