— Mais pourquoi ça ne marche pas !
E-Gen fulmine et du poing fracasse le clavier tactile qui, l’espace d’une seconde, n’est plus que la surface calme d’un lac avant que les touches n’émergent de nouveau. Il a beau valider sa saisie, encore et encore, c’est une page d’erreur bien têtue qui s’affiche : la page que vous cherchez n’existe pas.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Ça commence par www, ça j’en suis certain puisque c’était comme ça chaque fois que j’ai saisi une adresse auparavant. La suite est bonne aussi, wearemalherbe sans espace, en tous cas c’est marqué comme ça au dos du magazine. Et la fin…Aaah, mais oui !
E-Gen se reprend et ses doigts sautent de lettres en lettres pour saisir cette fois www.wearemalherbe.fr.
Nouvel échec.
— Alors là je n’y comprends rien… souffle-t-il dépité.
Il n’y a cette fois pas d’erreur possible. Que peut-il bien se passer ?
E-Gen se renfrogne et s’affale dans son fauteuil, las d’avoir laissé quelque faible espoir gâcher sa mauvaise humeur. Mauvaise tactique : le tic-tac de l’horloge rythme à en devenir toc-toc le tac-tac-tac du déluge qui s’abat au dehors. Alors il ferme les yeux et, n’aspirant l’espace d’une nuit qu’à se retirer du monde, bâtit mentalement les barreaux de sa propre prison. Pour ce faire, il se focalise sur les sons et, tout d’abord, choisit d’isoler le déplacement des aiguilles de la vieille pendule du salon. L’aiguille des secondes en premier, puis celle des minutes ; celle des heures attendra. Une fois ces battements isolés du reste du tapage, le plus dur reste à faire car, si ceux-là sont d’une implacable régularité, il pleut sur l’harmonie du temps des cordes désaccordées. Ce sont des gouttes rebondissant sur le toit qui, d’ardoise en gouttière, ruissellent le long des parois ; ce sont des lances célestes piquant portes et fenêtres, achevant leur course dans le fracas du verre et du bois ; ce sont enfin les vapeurs égarées, embruns trop légers que vole le vent et qui ricochent gaiement contre les autres éléments.
Au bout de quelques minutes, peut-être des heures – des jours ? E-Gen distingue tout à fait chaque son, l’identifie, lui trouve un rythme propre, une tonalité. Par une étrange analogie, ces sons deviennent des voix, des voix qui portent des idées, des idées qui appartiennent à des gens, des gens qu’il connaît mais qu’il a oublié. La voix des secondes est particulièrement obsédante, jusqu’à occuper tout l’espace. Que dit-elle ? « Internet est la mémoire de l’humanité, soumise à ses caprices comme à ses petites tragédies . »
Que veut-elle dire ?
E-Gen ouvre les yeux.
— Je la connais cette voix, murmure-t-il.
Réactivant la commande télépathique, E-Gen fixe toute son attention sur la voix dans sa tête quand, tout à coup, comme un corps remonté à la surface, un visage familier se dessine sur l’interface.
— Mais oui, c’est évident ! s’enflamme-t-il à présent.
E-Gen n’entend plus ni la voix, ni la nuit noire dehors qui gronde ses mystères. A son injonction le visage prend vie, vieillit quelque peu, gagne en pilosité de même qu’en maturité et les yeux, pourtant fatigués, fixent E-Gen avec une rare intensité :
— E-Gen ? Sais-tu quelle heure il est ? l’interroge une voix tout à la fois nasillarde et nicotineuse.
— Oui, désolé. Bonsoir Ma-S !
— Qu’est-ce que tu veux ? ronchonne l’autre.
— Je veux reformer le duo. Je crois savoir comment relancer notre projet.
— Tiens donc… soupire la voix. Vas-y, expose-moi tout ça puisque je sens que je ne vais pas avoir le choix.
— En fait, d’une certaine façon, c’est plutôt ton idée… Viens à la maison dès que tu peux !
Sur quoi E-Gen coupe toute communication, rejette la tête en arrière et, pensif, un grand sourire aux lèvres, certain d’avoir suffisamment piqué la curiosité de son vieil acolyte pour que celui se pointe furax, contre la tempête et la nuit, à sa porte dans les minutes à venir, s’amuse d’avoir reformé E-Gen – Ma-S sur un fameux coup de tête.