Quand était-ce déjà ?
Ces parties de football disputées sur le béton.
A quatorze contre quinze non loin de la maison.
Quand était-ce déjà ?
C’était avant que le ciel ne s’abatte sur la tête des Gaulois, quand un rayon de soleil pouvait encore devancer une goutte de pluie. Les rues de Caen n’étaient certes alors pas un vaste espace de jeux, mais l’on pouvait y croiser sur un square, une place, un espace vert, au détour d’une ruelle peu fréquentée, d’un parking désaffecté ou d’un terrain vague abandonné, peuplant les city-stades, les aires de jeu des écoles, collèges et lycées, les terrains aménagés, des hordes d’enfants de cinq à cinquante-cinq ans qui, ballon au pied, disputaient leur journée. C’était avant que la Prairie ne devienne un étang et le centre-ville un lac, quand l’eau n’était pas encore montée jusqu’au stade. La Manche demeurait un bras de mer et non une mer pourvue de bras.
E-Gen émerge brumeux de ses songes. On sonne à la porte ; combien de temps a-t-il dormi ?
Dix heures du matin.
Eh bah, il s’est fait désirer !
E-Gen s’étire, se lève tout doucement, se craque le cou avant de faire quelques assouplissements. On sonne encore.
— Oui, oui, j’arrive… grommelle-t-il.
Sans même mentalement vérifier qui se trouve dans le sas d’entrée, E-Gen déverrouille la serrure électronique. La porte s’ouvre, lentement, sur une silhouette dégingandée.
— T’en as mis du temps, reproche-t-il pour tout accueil. Je t’attendais plus tôt.
— Bonjour E-Gen, lui sourit l’autre en retour. Tu penses donc toujours qu’il te suffit de sonner les gens pour qu’ils accourent ? Tu n’as donc pas changé !
E-Gen lève les bras pour signifier que c’en est assez. Le temps, pourtant si marquant sur la face cabossée de son vieux camarade, semble n’avoir en rien érodé les montagnes de griefs érigés à son encontre. Il l’invite cependant à s’asseoir sur le vieux canapé en cuir et se dit, après ces retrouvailles un peu gauches, qu’il vaut mieux recommencer en partant du bon verre à pied :
— Qu’est-ce que je te sers ?
— Tout sauf de l’eau, j’ai bu la tasse en venant ! rouspète l’invité.
— T’es sérieux ?
— Depuis quand n’es-tu pas sorti de chez toi mon vieux ? La Vallée des Jardins est engloutie, on dirait que la mer va tout dévorer… déplore l’autre.
— Alors c’est pire que ce que j’imaginais, constate E-Gen en baissant la tête.
L’hôte verse ce qu’il lui reste de rouge dans les deux verres, sous l’œil amusé de Ma-S qui, après avoir trinqué, prend tout cul-sec dans le gosier. Un silence gêné résonne ensuite à leur tempes, chacun scrute qui ses ongles, qui la table, sans que reniflements et raclements de gorge ne parviennent à accorder leurs soupirs. E-Gen demeure avachi dans son fauteuil, détaillant pensivement son vis-à-vis en se grattant le menton. Ma-S a toujours été grand mais a perdu du poids, si bien que son corps semble avoir perdu l’équilibre. Sur son visage émacié mordu par l’humidité pousse une barbe fournie étendant son domaine jusqu’aux cernes sous des yeux bleu marine. Sa tête dépasse d’une grosse doudoune aux couleurs du club comme celle d’une tortue de sa carapace. E-Gen sourit :
— Je t’en prie, enlève ton manteau.
— Je n’ai pas l’intention de rester. Dis-moi pourquoi tu m’as réveillé au milieu de la nuit qu’on en finisse, le somme Ma-S en retour.
Des années plus tôt, quand la montée des eaux demeurait une lointaine distraction, E-Gen et Ma-S, jeunes adultes encore adolescents, s’étaient rencontrés et découverts une passion commune sur les bancs de la faculté d’Histoire : le football et, plus particulièrement, le Stade Malherbe Caen. C’étaient alors les années 20 et le mouvement ultra, que l’on croyait sur le déclin, presque mort, connaissait une revitalisation fulgurante chez les jeunes amateurs de football. E-Gen et Ma-S, qui avaient choisi leurs pseudonymes en hommage au mythique capitaine du club disparu dans l’enfer des camps, se voyaient alors comme un inséparable duo résolument offensif sur le front du supportérisme. D’autres malherbistes les ayant devancé dans la création d’un kop, d’un media reconnu et même dans la rédaction d’une encyclopédie, les deux jeunes hommes avaient secrètement fomenté un projet très ambitieux.
— L’heure est venue d’achever la Vox Malherbi, lance alors E-Gen d’un ton solennel.