Il y a quelques jours, le Malherbe Café proposait de transformer la crise traversée sur le plan financier par le SM Caen en opportunité pour ses supporters d’en devenir actionnaires. L’idée fait son chemin en France, les Guingampais, entre autres, l’ont même concrétisée, et connaît un certain succès à l’étranger avec notamment le système des socios (Espagne, Portugal), celui de l’Allemagne où les clubs doivent appartenir à 50% plus une voix à leurs supporters (regroupés dans des associations à but non lucratif), mais aussi des initiatives plus radicales comme le Football Club United of Manchester, club fondé par des supporters de Manchester United en opposition avec le rachat du club mythique par la famille Glazer.
Dans quel contexte s’inscrit cette idée pour le Stade Malherbe ?
Comme rappelé dans l’article de Malherbe Café, le club propose un modèle d’actionnariat régional largement décrit dans la presse ces derniers jours : 80% des parts détenues par 13 actionnaires principaux formant le SMC 10, les 20% restants étant détenus par une cinquantaine de petits actionnaires. Ce modèle, qui fut le garant de la stabilité économique du club au tournant des années 2000 et unanimement reconnu comme nécessaire à l’époque, est aujourd’hui largement contesté et pas seulement dans un contexte actuel de crise généralisée du football français.
L’annonce de la fin prématurée de la saison de Ligue 2 en raison de la pandémie de Covid-19, ainsi que le refus de Canal + de payer le restant dû des droits TV, a finalement accéléré la chute d’un modèle en crise depuis au moins deux ans et le putsch d’une partie du SMC 10 contre le président Fortin, alors promoteur d’une proposition de rachat d’une majorité des parts du club par un actionnaire unique, Pierre-Antoine Capton, seule solution garantissant selon lui la pérennité en Ligue 1 dans un football moderne de plus en plus aux mains des mécènes et autres fonds d’investissement.
Une descente, deux présidents et quatre entraîneurs plus tard, le même repreneur potentiel semble aujourd’hui encouragé à mettre à jour son projet. Dans le même temps, la possibilité d’un rachat par un fonds d’investissement américain anciennement propriétaire de l’OGC Nice fut évoquée, sans suite à ce jour. Dans un cas comme dans l’autre, la spécificité du modèle bas-normand basculerait en faveur d’un nouvel actionnariat bien plus conventionnel et, une fois encore, sans que les supporters aient leur mot à dire.
Citoyens-supporters vers une démocratie censitaire ?
De fait, pourquoi l’auraient-ils ? Loin de leur ancien statut d’associations sportives, et plus loin encore de l’amateurisme qui les caractérisait à leur création, les clubs sont aujourd’hui de vraies entreprises et sont, en conséquence, structurés comme tel. Ainsi, quelle est la place du supporter dans cette organisation ? Quels sont ses moyens d’action ?
D’actions, justement, il n’en a généralement pas. Il en découle que, hormis pour la petite part qui le concerne (animation des tribunes, organisation des déplacements), le supporter n’a pas voix au chapitre. Du point de vue de l’entreprise, du club, le supporter est un client, un client actif et exigeant certes, mais un client quand même. Dans la terminologie actuelle, ce serait même plutôt un fan, un objet infantilisé et volatile dont on observe attentivement les réactions mais dont on a considérablement réduit la portée de… l’action. Le fan réagit là où le supporter agit. Le fan relève du droit des consommateurs, le supporter voudrait être citoyen.
Cependant, comment être citoyen dans une entreprise? Une entreprise n’est pas une démocratie où une voix est accordée à chaque citoyen. Une entreprise est une propriété privée, elle appartient donc à un ou plusieurs propriétaires disposant d’autant plus de voix qu’ils possèdent de parts (d’actions) dans son capital. D’une certaine façon, une entreprise fonctionne comme une démocratie censitaire dans laquelle le pouvoir de décision, le vote, appartient à ceux qui ont payé un impôt, ici ceux qui ont investi dans le capital. Ceux-là sont les acteurs, les autres sont spectateurs.
Vers une réorientation de l’investissement des supporters ?
S’ils veulent survivre au reductio ad clientum qui leur est imposé, les supporters doivent prendre conscience de leur véritable positionnement dans le football moderne. Très récemment, le MNK96 a incité ses adhérents à ne pas demander le remboursement d’une partie de leurs abonnements pour la saison en cours, en dépit du fait qu’un certains nombre de matches pour lesquels ils ont payé n’auront pas lieu, car il s’agirait de leur « contribution au budget annuel » du club. Cette attitude responsable, citoyenne, prenant en compte avant tout l’intérêt du club à court-terme malgré une conjecture économique difficile pour chacun, et à un moment où les actionnaires du club rechignent eux à mettre la main à la poche, est curieuse puisque le fait de clients qui ne bénéficieront en retour de leur geste d’absolument aucune part dans le processus de décision. C’est la beauté du sacrifice, il ne coûte rien à celui qui en profite.
Lorsqu’il était un club amateur, le Stade Malherbe a d’ailleurs régulièrement fait appel à la générosité de ses supporters en lançant de grandes souscriptions afin de renflouer les caisses du club. Aujourd’hui, nombre d’entre nous achètent chaque année le nouveau maillot de l’équipe première ou divers accessoires à la boutique du club, se réabonnent quels que soient les résultats ou, très loin de leurs terres, participent aux droits TV en s’abonnant aux diffuseurs pour continuer à suivre leur club. La relation d’un supporter avec son club est souvent l’histoire d’une vie plus que l’histoire d’un lieu, bien moins volatile que celle d’un client avec une marque. Le supporter n’a pas besoin d’être fidélisé, il est fidèle par définition. Surtout à Caen !
Tout ce temps, tout cet argent pourrait certainement être mieux investi s’il servait à racheter des parts du club. D’abord parce que, pour toutes les raisons invoquées précédemment, la passion du supporter est telle qu’elle s’étend sur toute une vie, voire plusieurs générations, défie la mobilité géographique au cours de l’existence et ne place jamais son intérêt privé, personnel, au-dessus de l’intérêt du club, ce qui est un gage de stabilité considérable. Aussi, cela permettrait de faire s’exprimer au sein du club des courants de pensée très différents, de faire cohabiter et s’entendre une somme non négligeable d’expériences et de redonner sa puissance d’agir au public, traditionnellement autre chose dans un stade qu’une masse, qu’une foule.
Le football aura-t-il à nouveau un temps d’avance ?
Lieu régulier d’expérimentations de notre démocratie, le football se caractérise comme un objet hybride entre bien public et propriété privée. Si la tendance est depuis quelques décennies à une marchandisation accrue, à toujours plus de libéralisme, il n’est pas écrit que l’avenir n’est pas entre les mains de nouveaux acteurs qui ont toujours été présents, de façon éclatée, prenant soudain conscience de leur potentiel. Ce rêve quelque peu marxiste, foutrement utopiste, nécessiterait d’être partagé, débattu, étudié, travaillé, précisé et concrétisé.
Évidemment, tout cela n’est à ce jour que pure fiction, voire élucubrations d’un auteur isolé. Pour commencer, pour qu’il y ait vente, il faut qu’il y ait un vendeur. Ensuite, il faut convaincre ce même vendeur qui, pour le moment, ne trouverait pas d’interlocuteur fiable pour mener un tel projet. Imaginez sept mille personnes d’un seul côté de la table des négociations! Comment les supporters pourraient s’associer dans ce projet ? Qui pour les représenter ? Dans quelles instances ?
Mais aussi, quelles pourraient être les conséquences pour les supporters eux-mêmes ? L’amour un peu intéressé vaut-il la passion désintéressée ? Quels affrontements à venir ? Quelles compétences à acquérir ? Toutes ces questions peuvent tout aussi bien devenir réalité que demeurer au stade de l’imaginaire. Car finalement, si demain un homme providentiel dépense des millions pour le Stade Malherbe de Caen sans que rien ne s’y oppose, nous aurons choisi notre tyran. Sachez que ce n’est pas le club qu’il aura sauvé, mais nos voix, notre silence, qu’il aura acheté.